Les Français ne sont que partiellement dupes de leur information souvent incomplète en matière d’énergie. Lors d’un sondage effectué pour le Ministère de l’Economie et des Finances en janvier 2003, en préalable au débat national sur les énergies, et qui met en lumière quelques résultats surprenants, il était aussi notable de constater que 70% de nos concitoyens se sentaient assez mal ou très mal informés sur l’énergie.
C’est dire que si près des deux tiers des Français se sont déclarés très (13%) ou assez (50%) concernés par les économies d’énergie, il est assez vraisemblable que la traduction concrète de ce qu’est une économie significative fait probablement l’objet d’idées reçues largement inexactes. Le sondage ne posait hélas pas la question « à votre avis, quels sont les comportements qui pourraient engendrer d’importantes économies d’énergie ? », mais si j’en juge par les conversations personnelles que je peux avoir, les ampoules basse consommation et les veilles de télévision sont très bien placées ! D’une manière générale, le discours sur les économies d’énergie se focalise très souvent sur l’électricité, oubliant que c’est le pétrole, et de loin, qui constitue la première de nos énergies finales, c’est-à-dire les énergies qui sont achetées « par quelqu’un » (industriel ou particulier).
Répartition par type d’énergie de la consommation d’énergie finale (celle qui est facturée au client) en France en 2012
Source : Service de l’Observation et des Statistiques, Commissariat Général au Développement Durable, 2013
La France consommant environ 155 millions de tonnes équivalent pétrole d’énergie finale par an (en 2012), et sachant qu’une tonne équivalent pétrole représente 11600 kWh, cela revient à dire que chaque Français consomme, en moyenne, 28.000 kWh d’énergie finale par an, toutes énergies confondues.
Or l’éclairage d’un logement consomme, en moyenne annuelle, 450 kWh d’électricité (qui est donc une énergie finale). Conclusion facile : les économies d’énergie qui ne porteraient que sur l’éclairage n’iraient pas très loin ! En fait l’éclairage domestique représente 3% de la consommation d’électricité, c’est-à-dire, selon la manière de compter, de 0,6% à 1,2% de la consommation totale d’énergie du pays. On peut certes mettre des ampoules basse consommation, mais cela ne suffira pas pour changer les ordres de grandeur, et comme on peut le constater sur le graphique ci-dessous, les « grosses » économies sont à aller chercher ailleurs.
Quelques exemples de contenus énergétiques (toutes énergies confondues) en kWh.
(1) l’Electroménager complet signifie réfrigérateur + congélateur + lave-linge + lave-vaisselle + sèche-linge + cuisinière + électronique de loisir (TV, magnétoscope, etc). La valeur indiquée représente bien sûr la consommation annuelle de l’ensemble.
(2) Ce montant ne concerne que l’énergie utilisée par l’agriculture et l’industrie, mais ni le chauffage du magasin, ni les transports de marchandises, ces derniers consommant à peu près un tiers des carburants routiers en France (le reste est pour les voitures, bien sûr). Il s’agit d’une valeur par personne.
(3) pour une voiture qui consomme 8 litres aux 100 en moyenne ; 15.000 km représentent à peu près le kilométrage annuel moyen d’une voiture en France
(4) chauffage au fioul ou au gaz + eau chaude sanitaire ; moyennes nationales. A l’électricité, la consommation d’énergie finale est 2,5 à 3 fois inférieure (données CEREN).
Sources : Olivier Sidler, 1999 (éclairage et électroménager), Williams/Kluwer, 2004, adapté par Jancovici (ordinateur), Jancovici pour les autres lignes, d’après CEREN pour la dernière, et d’après ADEME pour l’avant-dernière.
Si nous prenons l’exemple de la voiture, nous voyons que les économies portent trois noms, par ordre d’efficacité :
- ne pas en avoir, et la remplacer par l’autocar, le train (ou le métro), la marche à pied ou le vélo : on gagne de 10 à 15.000 kWh par an, soit 20 à 35 fois l’éclairage annuel d’une maison,
Dépense énergétique par passager.km selon les modes.
Pour la voiture il s’agit d’une moyenne par personne tenant compte des taux de remplissage des véhicules.
Sources : ADEME, Observatoire de l’Energie, INRETS, calculs personnels.
- s’en servir le moins possible : faire 7.000 km par an plutôt que 15.000 (cette dernière valeur correspond à la moyenne nationale) permet 8.000 kWh d’économies, soit encore 20 fois l’éclairage du logement !
- en acheter une qui soit la plus petite possible :
Consommation d’énergie par km, selon la puissance fiscale du véhicule, pour les voitures diesel.
Les consommations d’énergie concernant la fabrication du véhicule, et celle concernant l’extraction, le transport et le raffinage du carburant (« production du carburant ») sont séparées de la combustion directe du carburant dans la voiture.
(les consommations correspondent aux enquêtes ménage et non aux données constructeur, inférieures de 30% en moyenne !).
Acheter une petite voiture (peu puissante) est bien plus déterminant pour les économies que de couper le contact aux feux rouges ensuite.
Source : Jancovici, d’après Ademe, 2004
Si nous nous intéressons aux bâtiments, maintenant, qui consomment 45% de l’énergie en France, les trois grosses sources d’économies sont, par ordre :
- isoler son logement de manière drastique : on peut ainsi économiser jusqu’à 75% de ce que l’on consomme ! Sur une base de 18.000 kWh par an, cela fait donc 13.000 kWh d’économies, soit 26 fois l’éclairage,
- remplacer les bains par des douches : l’eau chaude, c’est environ 6% de la consommation nationale d’énergie primaire, soit environ 2500 kWh primaires par Français (je n’ai hélas pas les chiffres en final…) ;
- éviter l’électroménager « de confort » (ce qui soulève un intéressant débat, car j’ai souvent entendu que « on ne pouvait pas se passer » de ceci ou cela…). Un sèche linge, c’est une consommation annuelle de 450 kWh, exactement autant que l’ensemble de l’éclairage d’une maison…..
Faut-il commencer modeste ?
Les nombres ci-dessus sont malheureusement sans équivoque en ce qui concerne les grandes masses : remplacer 3 ampoules, ou économiser 3 feuilles de papier (ce qui permet d’éviter la consommation d’énergie nécessaire à leur fabrication), ne sont pas des « gestes écologiques » à la hauteur de l’enjeu énergétique et climatique mondial, et il s’en faut de beaucoup. Mais il est fréquent d’entendre que c’est « un bon début ». Dire cela, c’est présupposer que celui ou celle qui met 3 ampoules basse consommation chez lui (elle) sera, par la suite, plus enclin(e) que quelqu’un d’autre à laisser sa voiture au garage, à ne pas prendre l’avion, ou baissera de meilleure grâce son thermostat, ou résistera mieux que d’autres à la frénésie de l’achat de biens manufacturés (qu’il a bien fallu fabriquer, ce qui consomme de l’énergie, puis transporter, ce qui en consomme aussi).
Tout en sachant qu’il faut se garder de faire une généralité de ce que l’on observe devant sa porte, il m’est fréquemment arrivé de constater que tel ou tel individu qui avait acheté quelques ampoules basse consommation n’avait pas renoncé, par ailleurs, à habiter une grande maison mal isolée et chauffée au fioul ou au gaz, à prendre l’avion, à conserver un kilométrage annuel en voiture constant, ou un volume d’achat de biens manufacturés constant.
De même, certains « grands économiseurs devant l’éternel », évitant l’avion, baissant le thermostat, etc, peuvent très bien ne pas avoir une seule ampoule basse consommation chez eux, ou ne pas avoir de chasse d’eau à double commande (j’en connais aussi !).
Dès lors, il me semble que la question se pose de savoir si l’affirmation « l’ampoule basse consommation est le premier pas vers des choses plus significatives » est vraiment fondée sur une réalité ; si, au contraire, cela ne sert pas le plus souvent de « bonne conscience » à des personnes qui n’entendent absolument pas diminuer le gros de leur consommation d’énergie (ou plus exactement pas la diminuer volontairement) ; ou s’il n’y a pas de corrélation, c’est-à-dire que d’obtenir moins de chauffage, moins d’avion, moins de congélateur ou de sèche-linge, moins de voiture et un caddie moins plein au supermarché est également difficile chez ceux (celles) qui ont une ampoule basse consommation et ceux (celles) qui n’en ont pas. A ma connaissance, il n’y a en France aucune étude qui permette de trancher cette question.
A défaut d’avoir de la visibilité dans le domaine de l’énergie, peut-être que d’autres sujets en offrent ? Par exemple, les personnes obèses qui se mettent sérieusement au régime ont-elles commencé par mettre une sucrette dans le café tout en conservant les glaces et pâtisseries, ou au contraire ceux-là (celles-là) sont-ils (elles) précisément ceux (celles) qui ne feront jamais rien de plus sérieux que ce genre de petite chose ?
Les économies d’énergie, c’est juste une question de progrès technique ?
Depuis 1974, date du premier choc pétrolier, les producteurs d’appareils consommant de l’énergie (maisons, fabricants de voitures, d’électroménager, etc) ont fait des progrès considérables : une maison moderne requiert 2 à 3 fois moins d’énergie au m² pour le chauffage qu’une maison ancienne ; il faut beaucoup moins d’énergie pour mettre en mouvement une tonne de voiture aujourd’hui qu’il y a 20 ou 30 ans ; il faut brûler moins de kérosène pour amener un passager de Paris à Toulouse qu’en 1975 ; bref nous entendons souvent le discours qui consiste à exposer que nous avons réalisé « des économies ».
Pour un appareil pris isolément c’est vrai, mais hélas cela ne se répercute pas pour notre consommation globale, qui, depuis cette date, a considérablement augmenté !
Consommation d’énergie primaire de 1960 à 2008 par source, en millions de tonnes équivalent pétrole
(une tonne équivalent pétrole = 11600 kWh).
Source Observatoire de l’Energie, 2006 & Service de l’Observation et des Statistiques, 2010.
La diminution apparente du pétrole sur le graphique précédent masque en fait deux effets antagonistes : d’une part le pétrole a été « sorti » de la production d’électricité par le nucléaire (c’est aussi partiellement vrai pour le charbon), et a été largement « sorti » de l’industrie par l’électricité et le gaz, mais depuis 1974 la consommation de carburant routier a doublé, et celle de carburant aérien a été multiplié par plus de 3.
Consommation de carburants routiers et aériens de 1973 à 2011, en millions de tonnes équivalent pétrole
(une tonne équivalent pétrole = 11600 kWh).
Source : Service de l’Observation et des Statistiques, 2012
Car si il faut beaucoup moins d’essence en 2004 qu’en 1974 pour faire avancer une voiture de 50 CV, dans le même temps :
- le parc d’automobiles a doublé en France (il est passé de 14 à 28 millions de véhicules de 1974 à 2000),
- il est monté en gamme : pour la seule décennie 1990 – 2000 la puissance moyenne des véhicules neufs vendus a augmenté de 20% (de 55 à 67 kW), avec pour conséquence que depuis 1985 (date du contre-choc : les prix du pétrole sont partis à la baisse) la consommation par véhicule neuf vendu ne baisse plus
Consommation aux 100 km des véhicules neufs vendus dans le monde de 1980 à 1996.
Il est remarquable de constater qu’elle baisse partout dans le monde jusqu’à la date du contre-choc, après quoi elle ne baisse plus, partout dans le monde aussi !
Source : GIEC.
- le kilométrage annuel a augmenté (de 13.000 à 14.000 km par an de 1974 à 2000),
De ce fait, si la consommation de pétrole a baissé de 1974 à 1985, sous le coup des baisses très rapides de consommation dans l’industrie, et de baisses encore significatives dans le tertiaire, elle est repartie à la hausse depuis cette date, emmenée par les transports pour l’essentiel, et par la chimie pour une partie secondaire mais significative… jusqu’au « choc pétrolier » qui a eu lieu entre 2000 et 2008.
Consommation de produits pétroliers par usage final, en France, de 1973 à 2011, en millions de tonnes.
On note la très importante décroissance, de la consommation industrielle (qui comprend le pétrole utilisé pour la production d’électricité) après les chocs pétroliers, et le rebond de la consommation globale à partir de 1985… jusqu’en 2000, début de la hausse significative du prix qui s’est terminée en 2008
« Non énergétique » correspond aux usages comme matière première dans l’industrie chimique (détergents, engrais de synthèse, fibres textiles….).
Source : Chiffres Clé de l’Energie pour 2012, Service de l’Observation et des Statistiques (Commissariat Général au Développement Durable), 2012
Pour le pétrole, qui est la première de nos énergies finales, force est donc de constater que la consommation globale n’a pas vraiment suivi le gain d’efficacité unitaire des appareils qui en consomment (transports et chaudières de maisons).
Le même constat pourrait se faire sur l’électricité : il faut certes moins d’énergie électrique aujourd’hui pour refroidir les 200 litres d’un intérieur de frigo, ou pour faire tourner un lave-vaisselle de N couverts. Mais là aussi, on retrouve une hausse des usages (accroissement du taux d’équipement, augmentation des tailles d’appareils, etc) qui fait nettement plus que compenser la baisse de la consommation par appareil.
Taux d’équipement des ménages en divers appareils électroménagers de 1962 à 2004.
Source : INSEE, 2010.
Nous avons là ce que les spécialistes appellent « l’effet rebond » : le fait de moins consommer rend l’usage d’un appareil donné plus accessible, et du coup ce dernier se répand, ce qui fait plus que compenser le gain unitaire par appareil. La courbe ci-dessous montre que l’on peut difficilement parler d’économies globales !
Consommation d’électricité dans les bâtiments en France de 1970 à 2008, en TWh
(un TWh = 1 milliard de kWh)
Avec une consommation multipliée par presque 7 en 38 ans (en excluant le chauffage électrique, qui fait environ, 75 TWh actuellement), il faut un certain amour de la subtilité sémantique pour parler d’économies !
Source : Observatoire de l’Energie puis Service de l’Observation et des Statistiques
En fait, quand on regarde les choses d’un peu près, on se rend compte que la consommation suit très étroitement un indicateur qui n’est pas l’efficacité énergétique des appareils consommateurs d’énergie, mais qui est… le prix. Les carburants routiers offrent un très bel exemple, qui apparaît tout d’abord si l’on regarde comment évolue le kilométrage annuel en voiture effectué par habitant, selon le prix des carburants routiers du pays dans lequel on se trouve.
Milliers de km en voiture par personne (axe vertical) en 1998 en fonction du prix des carburants en $ par litre (axe horizontal).
Il saute aux yeux que plus le prix des carburants est élevé, et moins les habitants font de km.
Source : 30 Years of Energy Use in IEA Countries, IEA, 2004.
Une approche complémentaire consiste à regarder la consommation moyenne des voitures qui circulent en fonction de ce même prix des carburants, et la conclusion est exactement la même.
Consommation moyenne du parc automobile aux 100 km (axe vertical) en 1998 en fonction du prix des carburants en $ par litre (axe horizontal).
Il saute tout autant aux yeux que plus le prix des carburants est élevé, et moins les véhicules consomment.
Source : 30 Years of Energy Use in IEA Countries, IEA, 2004.
Un troisième coup de marteau sur le clou sera donné par cette magnifique corrélation entre prix et consommation d’énergie :
Consommation de carburants par habitant en 1998 (en Gigajoules, axe vertical) ; en fonction du prix des carburants en $ par litre (axe horizontal).
(1 tonne de pétrole = 42 Gigajoules).
Il saute de plus en plus aux yeux que plus le prix des carburants est élevé, et moins les habitants en consomment !
Source : 30 Years of Energy Use in IEA Countries, IEA, 2004
Si nous revenons à une approche plus macro, on note sur le graphique suivant que 1985, date à laquelle la consommation de pétrole repart à la hausse, correspond très exactement à ce qui s’appelle le « contre-choc », c’est-à-dire un moment où le prix du pétrole s’est de nouveau stabilisé à un niveau très bas.
Evolution parallèles des indices de prix – en monnaie constante – pour diverses énergies depuis 1973.
L’indice de chaque énergie vaut 100 en 1973, sauf pour le super sans plomb (100 en 1990 ; avant il n’y en avait pas). L’intitulé « indice du prix de l’énergie » désigne le mix de toutes les énergies commerciales.
Source : Observatoire de l’énergie, 2000.
On note aussi que le prix de l’énergie, depuis 1985, n’a cessé de diminuer en euros constants à l’exception des années très récentes, et c’est encore plus vrai si l’on rapporte le prix de l’énergie en monnaie constante au pouvoir d’achat – lui aussi exprimé en monnaie constante – qui a doublé depuis 1973. Depuis 1985, il en coûte donc de moins en moins cher – comparé à ce que l’on gagne – d’acheter de l’énergie, et donc nous en consommons de plus en plus.
En clair, ce que montre ce petit bout d’histoire, c’est que le premier déterminant des économies d’énergie, ce n’est pas la trouvaille géniale d’un ingénieur qui permettra de diviser par deux l’énergie nécessaire pour faire avancer une tonne de voiture ou chauffer un m² de maison, mais le prix de l’énergie. Toutes les campagnes pour les économies d’énergie devraient donc se borner à dire une seule chose : demander de voter pour le(s) candidat(s) qui propose(nt) d’augmenter progressivement les taxes sur l’énergie !